Solutions et bénéfices : à qui profite vraiment le design ?

De quoi le design est-il le nom ? (3/6)

Rémi Garcia
17 min readMay 23, 2022

Il est globalement partagé que le designer a pour mission de trouver des solutions aux problématiques. Il cherche ce qui grippe la machine et fait de son mieux pour trouver une ou des solutions qui vont améliorer les conditions de vie des gens, leur permettre de faire moins d’effort, de consommer mieux, d’être plus proches, plus libres, plus beaux, … Il a pour mission de créer une utopie en réglant, optimisant, améliorant chaque micro défaut de notre société.

Avec le réchauffement climatique, la destruction de la biodiversité, les écarts sociaux qui se creusent toujours plus, la radicalisation des pensées, l’esprit de surveillance général qui monte, les designers ont largement de quoi s’occuper. Alors on voit fleurir des courants du design un peu partout: écodesign, design des organisations, design circulaire, design collaboratif et j’en passe. Le design se veut être une force positive pour le monde. Une force capable de rendre la vie de tous meilleure.

C’est cette affirmation que je propose d’explorer dans ce chapitre. Une affirmation dont l’intention est certes louable mais qui est en pratique orientée vers une idéologie bien différente. Car le design n’est ni intrinsèquement bon ou mauvais. Il n’est qu’un outil au service de celui qui le manipule.

Le designer comme problem solver

Il est de plus en plus courant de voir formuler le design comme une méthodologie de résolution de problème. Les définitions officielles de l’Alliance Française de Design ou de l’Organisation Mondiale du Design sont claires là-dessus. La mission du design est de trouver des solutions à des problèmes. Mais quand tu poses la question à des designers cette notion est bien moins assurée. En fait, il s’avère que cette vision du design est très dépendante de la spécialité du designer.

On pourrait caricaturalement classer les designers en deux catégories : les stratèges et les faiseurs. Les premiers sont surtout dans des activités intellectuelles d’analyse, de compréhension et de manipulation des concepts. Les seconds sont plutôt manuels, ils sculptent et modifient les formes. Les premiers sont designers d’expériences, designers de systèmes, designers d’organisation, designers de services,.. Les seconds designers graphiques, designers d’objets, designers textiles, designers scéniques ou designers de packaging. Bien sûr la réalité est plus nuancée et on pourrait en faire les valeurs extrêmes d’une échelle sur laquelle chaque métier peut se positionner, penchant plus vers un côté ou l’autre. Cette séparation est pourtant intéressante pour questionner la notion de résolution de problème.

Posez la question à un faiseur, il ne vous répondra jamais que son métier est de résoudre des problèmes. Il vous parlera de communication, de personnalisation, de création. Son métier c’est de convertir une demande en une réalité physique qui procure du plaisir, de l’amusement, de l’émotion,… Le stratège fait aussi ces choses-là mais elles ne sont pas une fin en soi. Elles sont des vecteurs pour une cause plus profonde : résoudre un problème.

D’ailleurs quand on y regarde de plus près, on peut se rendre compte assez rapidement que le designer n’est pas le seul problem solver du monde professionnel. Résoudre un problème peut se résumer en quelques étapes. D’abord, on constate que quelque chose ne fonctionne pas, qu’il ne fait pas ce qu’il devrait faire ou qu’il le fait mal. On va ensuite chercher à comprendre la source du dysfonctionnement pour enfin la réparer.

Mais dans ce cas, quand j’emmène ma voiture chez le garagiste car cette dernière est en panne (dysfonctionnement), ce dernier va l’examiner pour déterminer ce qui ne va pas (analyse) et enfin faire le nécessaire pour supprimer la panne (réparation). Quand je vais chez le médecin car je suis malade (dysfonctionnement), ce dernier examine mes constantes physiologiques et mes symptômes (analyse) et me prescrit les médicaments qui vont me soigner (réparation). Que ce soit le garagiste, le médecin ou autres, comme l’ingénieur, ce sont tous des problem solvers. Résoudre un problème n’est pas un métier mais une compétence inhérente à certaines pratiques. Qu’elles soient professionnelles ou non. Si un objet tombe en panne ou se casse chez soi, on le répare. On résout un problème, du quotidien certes mais un problème tout de même.

On pourrait me rétorquer que c’est l’ambition du problème qui fait le problem solver. Plus l’enjeu est important plus le designer est nécessaire. Mais alors, toutes les innovations sociales, urbanistiques ou politiques ne seraient que le fait de designers ? Que dire des associations aux membres dont les activités professionnelles sont aussi diversifiées que possible ? Ils œuvrent pour l’innovation sociale mais ne se positionnent pas comme des designers. Et même si c’était le cas, alors tout le monde serait designer et dans ce cas, que voudrait dire être designer ?

Que dire aussi des inventeurs ? Ces designers qui imaginent de nouvelles formes de contenus, de matières, de modes de vie, d’organisations sociales…

Finalement, seuls la frange des designers stratèges se considèrent comme des problem solvers. Coïncidence étrange, ce sont les mêmes dont les métiers du design sont associés à la méthodologie du design thinking. Bien sûr ce n’est pas une surprise car le fondement même du design thinking est la résolution de problème. Le problem solving du design n’est pas une caractéristique propre au design mais bien un facteur externe issu de l’esprit industriel et ingénieurial. L’appropriation culturelle du design thinking, initialement imaginé pour les ingénieurs, par une catégorie de designers a fait tâche d’huile sur la vision globale du design au point d’en modifier la définition. Or cette définition met de côté tout un pan du monde du design, tout en s’appropriant une caractéristique, la résolution de problème, qui est inhérente à chaque être humain.

Design et bénéfices

Résoudre un problème ou inventer une solution, c’est poser la question des bénéfices. Car si on le fait, c’est avant tout pour améliorer une situation, qu’elle devienne bénéfique. C’est une des caractéristiques présente depuis le tout début du design. Le design à pour but de rendre meilleur que ce soit par la forme ou la fonction. Le tout premier bénéfice du design était de rendre plus esthétiques les objets industriels. Puis par production d’objets plus beaux, de rendre plus agréables les foyers. Puis de plus beau, on a voulu rendre la vie domestique plus efficace pour dégager du temps, de l’argent… Après le domicile, on a voulu améliorer les conditions de production, puis l’organisation sociale, puis les modes de vie,… De vision esthétique, le design est devenu vision utopiste.

Grâce à la puissance industrielle, le design va accélérer un mouvement débuté avec la révolution industrielle, celui du progressisme. Les innovations technologiques vont voir le jour tour après tour. La machine à vapeur, la locomotive, la photographie, le moteur à essence, le téléphone, l’ampoule électrique, l’automobile, le cinématographe, l’avion, le nucléaire, l’ordinateur, le micro-onde, l’agrochimie, le microprocesseur, l’ordinateur personnel, internet,…et tant d’autres qui ont révolutionné le monde dans lequel nous vivons.

Internet a transformé les modes de consommation et d’interaction des populations. Aujourd’hui, on peut tout faire sans jamais sortir de chez soi. On peut communiquer instantanément avec n’importe qui dans le monde, on a accès à des milliards de contenus et de connaissances en quelques clics, sans parler des possibilités commerciales, politiques et sociétales. Fondamentalement les gens vivent mieux aujourd’hui qu’il y a 60 ou 70 ans voire moins que ça même. Une part de ce mérite revient aux designers qui ont su prendre les technologies et les adapter aux capacités de chacun. Popularisant des objets souvent hautement technologiques (peu de personne ne saurait expliquer le fonctionnement d’un ordinateur ou d’un micro-onde et pourtant tout le monde peut s’en servir).

Pourtant, tout ce design possède aussi une face cachée, un pendant “maléfique” qui, plutôt que d’améliorer notre vie, nous emprisonne, nous aliène et détériore notre santé physique et mentale. Il ne se passe pas une semaine sans qu’on entende parler de vague de paupérisation, de montée des radicalismes, de risques majeurs de santé publique, de hausse du chômage, de récession, de burn-outs, de dépressions, d’augmentation des troubles psychiatriques,…. Quand on entend parler de tout ça, il est difficile de croire que le design puisse en être une des causes et pourtant ! Prenons l’exemple du numérique qui est omniprésent dans notre quotidien.

Il est assez clair que les réseaux et leurs bulles algorithmiques favorisent la radicalisation des pensées. Mais surtout ils nous incitent, par une discipline qui s’appelle la captologie, à revenir sans cesse sur leurs plateformes pour consommer le contenu qui s’y trouve au détriment d’autres médias. S’engage alors un cycle vicieux qui enferme toujours plus l’utilisateur.

Les plateformes d’uberisation contribuent à la précarisation des individus. À la merci des algorithmes qui dirigent tout le temps de travail, les travailleurs de ces plateformes peuvent être considérés comme des travailleurs cachés, embauchant des travailleurs indépendants, qui doivent subvenir eux même à leur retraite, assurance sociale, frais de matériel,…, tout en contraignant leur rémunération.

Quant aux questions de santé publique, Michel Desmurget, docteur en neurosciences et directeur de recherche à l’INSERM, dans son livre La Fabrique du Crétin Digital dresse un tableau bien triste, études scientifiques à l’appui, des conséquences du numérique. Sédentarisation importante, augmentation des risques d’obésité, diminution de la quantité et de la qualité du sommeil, troubles de la concentration, troubles de l’estime de soi, augmentation des troubles intellectuels,…. et la liste est longue.

On est bien loin du miracle social que tout le monde nous vend. Le numérique est à la fois une magnifique utopie et notre pire cauchemar… mais comme le sont toutes les technologies. Et ce, même dans celles qui semblent les plus inoffensives. La chaise par exemple, parangon du design, possède à la fois des effets positifs et négatifs. Le bénéfice est clair, elle nous évite de devoir rester debout sans arrêt ou assis à même le sol. Elle est conçue pour apporter plus de confort qu’un tronc d’arbre coupé ou un rocher pour s’asseoir. Pourtant un certain nombre d’études montre que la chaise, à plus forte raison dans un mode de vie très sédentaire, pose de vrais problèmes. Fonte de groupes musculaires assurant la stabilité du corps et une bonne posture, diminution de la densité osseuse notamment dans les jambes, mauvaise circulation sanguine dans les jambes, le cerveau ou les organes pouvant causer des ralentissements fonctionnels de ces derniers,… De plus, l’usage de la chaise sur une durée historique a eu un impact sur notre motricité humaine. Il est commun pour les sociétés primitives d’utiliser la position accroupie (aussi appelée squat profond) comme position de repos. Là où nous utilisons une chaise, ils s’accroupissent tout simplement. C’est une position qui est tout à fait naturelle pour l’humain pourtant une grande majorité des populations occidentales sont très peu à l’aise dans cette posture, voire elle est même carrément désagréable. Et c’est vraiment un problème occidental car oui, des populations modernes, comme en Asie, sont tout à fait à l’aise avec cette posture. La différence vient du fait qu’en Asie le squat profond est utilisé quotidiennement, c’est une des positions assises culturellement acquises. Le problème des populations occidentales n’est pas non plus mécaniques, en effet les jeunes enfants utilisent naturellement cette posture quand ils doivent manipuler des objets qui sont au sol. C’est donc une compétence que l’on perd en vieillissant … à cause de la chaise. Dans ce cas, le design diminue alors nos capacités naturelles.

Peut-on alors, dans ce contexte, faire de l’apport de bénéfices une des caractéristiques du design ?

À qui profite vraiment le design

On pourrait me faire remarquer que je fais preuve d’un peu de mauvaise foi quant aux risques liés au design. Je l’accorde pour l’instant, la preuve n’est pas flagrante. C’est un point que je développerai plus en détail dans cette section. On peut facilement s’accorder sur le fait que si tout le monde s’accommode des aspects négatifs du design c’est parce que ces derniers sont mineurs face aux bénéfices que nous apportent ces objets. Que c’est la marche de l’évolution des technologies et que la société ou les objets eux-même s’adapteront pour devenir plus sûrs. On peut penser à la voiture qui a vu son nombre de victimes toujours réduire par rapport au trafic total sur le long terme, bien qu’entre 1960 et 1970, on assiste à une hausse de 56% des décès suite à des accidents routiers. Hausse qui finit par s’infléchir suite à la mise en place de nouvelles normes en termes de sécurité routière. Tant par la contrainte comportementale (limitations de vitesse, réduction du taux d’alcoolémie autorisé, port de la ceinture obligatoire, déploiement de radars de contrôles,…) mais aussi par l’amélioration technologique de la voiture (renfort de l’intégrité général du véhicule, ceinture de sécurité, ABS, Airbag, correcteurs de trajectoire,…). En 2019, le nombre de morts en voiture s’élève à 3244 personnes. Un chiffre dérisoire à l’échelle de la population.

Pourtant la voiture reste le moyen de transport le plus meurtrier. À titre de comparaison, en 2018, on dénombre seulement 58 décès liés au trafic ferroviaire (contre 3488 pour la voiture) et parmi ces 58, 16 sont liés à des accidents à des passages à niveau donc majoritairement avec des voitures. Pour information, la majorité des morts du train étant des accidents de personnes dont la cause principale est le suicide. Malgré toutes les améliorations technologiques, la voiture reste le moyen de transport le moins sûr et de loin le plus meurtrier. Pour les plus férus de statistiques, le taux d’incidence est aussi plus élevé sur un rapport de kilométrage. En Europe, en 2002, on dénombre 0,4450 passagers tués par 100 millions de passagers-kilomètres contre 0,0156 pour le train. Dans ces rapports, le déplacement pédestre est le second plus dangereux après la moto mais 78% des cas impliquent un heurt avec une voiture.

On peut se dire que 3244 personnes par an (en ne comptant pas les piétons) ce n’est pas si grave. Que le bénéfice de la voiture est supérieur au nombre de morts. Mais dans ce cas, si le design doit apporter un bénéfice pour l’humain ou le social, ne vaudrait-il pas mieux généraliser les transports en commun et supprimer la voiture ? Pourquoi continuer à essayer d’améliorer la voiture qui reste malgré tout le moyen de transport le plus meurtrier et ne pas se concentrer sur l’amélioration de la qualité de transports en bus ou en train ? Et je ne parle même pas des impacts sur l’écologie et la pollution. Si on était parfaitement honnête, il y a longtemps que la voiture aurait dû être supprimée et remplacée par d’autres modes de transports. Et le transport n’est pas un cas isolé. De nombreux objets, bien que moins dangereux, ne résistent pas à cette logique.

Le smartphone, par exemple, en fait partie. L’activité principale d’un smartphone étant d’envoyer des messages a-t-on vraiment besoin d’une machine aussi performante pour ça ? Bien sûr on ne fait pas que ça sur un smartphone mais à part la consommation de vidéo ou la consultation des réseaux sociaux (très consommateurs en ressources énergétiques car souvent avec de la vidéo), la grande majorité des autres activités (écouter de la musique) peuvent être déportées vers d’autres supports peu encombrants et moins énergivores. Et si la voiture a une utilité biologique, se déplacer sans efforts sur de longues distances, le smartphone est loin d’être un réel besoin pour l’humain. Surtout si on cumule les problèmes liés au numérique qu’on a évoqué plus haut. Attention, n’allez pas me taxer de technophobe, j’ai un smartphone et je le trouve très pratique. Ce n’est pas parce que je suis critique sur l’objet que je le rejette.

On peut dans ce contexte se poser la question d’à qui profite vraiment le design. En dehors de l’effet de cliquet, l’adoption comportementale d’une nouvelle technologie sans retour possible à l’état précédent principalement à cause de la configuration des infrastructures sociales, qui a bénéfice à conserver sa position ? Qui est le commanditaire de ces demandes de design ? La réponse est le système économique donc l’industrie (dans son sens le plus globalisant possible). Si l’industrie n’avait pas amené la voiture ou le smartphone, le monde et l’humanité auraient continué de fonctionner sans ces technologies. Le monde se serait adapté tout simplement. Le design est un des outils de l’industrie pour assurer sa propre survie.

L’objet d’une entreprise commerciale est d’assurer sa croissance, l’augmentation de son capital. Elle le fait en fournissant des biens ou des services à des clients, un agent commercial qui va payer pour obtenir ce bien ou service. L’entreprise va essayer d’équilibrer ses coûts de production et son prix de vente pour générer une plus-value dont elle va pouvoir disposer comme elle le souhaite. C’est cette plus-value qui est le métrique le plus important et dont on cherche la croissance. Ainsi quand un designer est embauché pour faire un travail c’est inévitablement pour assurer la croissance de cette plus-value. Soit par l’amélioration de produits existants afin d’en maximiser l’appétence pour le consommateur, soit par la production de nouveaux produits qui va renforcer sa clientèle initiale ou attirer un nouveau public. Or pour être appétent un produit doit “résoudre un problème”, apporter un bénéfice au client qu’il soit réel ou cru. Une maxime bien connue dans le marketing le résume bien : “Il est plus simple de vendre de l’aspirine à un migraineux que de la vitamine C”, auquel j’ajoute tout de même que ça n’empêche pas de vendre de la vitamine C. Le bénéfice client est présent pour assurer le bénéfice de l’entreprise. C’est une stratégie commerciale.

C’est cette même idée qui fait que les compagnies misent sur le design pour produire tous les ans de nouveaux produits (aux fonctionnalités identiques aux versions précédentes mais dont le style ou l’expérience change) même si ces produits sont d’une utilité réduite et apportent des bénéfices mineurs. Dans le même esprit que l’industrie a instrumentalisé l’idée que Raymond Loewy développe, dans son livre La laideur se vend mal, d’élever la beauté du monde en rendant les objets industriels plus beaux en un moyen de vendre plus par l’esthétisation des produits. Stratégie dont ils multiplient les effets par la manipulation des biais cognitifs du public via le marketing qui se veut être un design de la motivation d’achat. On pense ici à la captologie, cette discipline des industries numériques dont l’ambition est de manipuler les comportements de chacun pour inciter l’utilisateur à consommer toujours plus (financièrement ou en occupation du temps).

Les idéologies du design

Le raisonnement, ou tout du moins la critique, que je présente ici n’est pas nouvelle. C’est en fait une marotte très courante dans l’histoire du design. En réalité, il s’est toujours trouvé en acceptation ou en opposition à l’industrie et donc à l’idéal capitalistique et mécaniste.

Alexandra Midal dans son livre Design, Introduction à l’histoire d’une discipline retrace ce parcours du design dans le temps. Elle établit le début du design, par une forme de proto-design, avec une intention de rationalisation des espaces domestiques avancée par Catharine Beecher en 1840. Inspirée par l’organisation scientifique du travail, Beecher veut réorganiser la maison, de l’ameublement à la luminosité, pour permettre à la ménagère d’économiser du temps et des efforts superflus. Mais le premier usage officiel du terme design revient à Henry Cole, militant, entre 1830 et 1850, d’une réconciliation entre art et industrie notamment par l’instauration d’une école de dessin industriel formant des designers capables de fournir à l’industrie des modèles de produits. Des modèles reproductibles en série grâce à des formes simples et fonctionnelles. Pour Cole, le design doit avancer main dans la main avec l’industrie, incarnation de la puissance de l’Angleterre.

Mais cette idée n’est pas du goût de tout le monde. William Morris, autre figure emblématique des origines du design à une vision bien différente. Il fonde ce qui deviendra le mouvement Arts & Crafts. Morris, inspiré par les travaux de Karl Marx et John Ruskin et marqué par l’horreur des conditions de travail et de vie des ouvriers (horaires insoutenables, travail dangereux et robotisé, salaire permettant tout juste de s’acheter à manger, logement insalubres,… ) et la piètre qualité des productions industrielles, s’oppose à l’esprit industrialiste du design. Il veut proposer un renouveau des arts appliqués et des manufactures artisanales où le design rend meilleure la vie de l’ouvrier. Pour Morris, la standardisation industrielle des produits favorise le profit au détriment de la qualité et de l’esthétique. Il voit dans le design une façon de créer un avenir utopiste.

Ces deux visions du design vont se perpétuer pendant quelques décennies avec parfois quelques chevauchements. En Europe, Hermann Muthesius, architecte et promoteur de la dimension utopiste Arts & Crafts, voit dans la standardisation des produits un moyen de construire un monde meilleur. Morris voyait l’industrialisation comme un moyen possible tant qu’elle reste au service de l’humain, Muthesius, lui, voit dans la machine des vertus libératrices et civilisatrices. La standardisation des produits, la forme comme attribut de l’usage et de la fonction sont, à son sens, un moyen de rationaliser l’ensemble de la société selon l’idée que la technologie est une force de transformation de l’humain et surtout faire rayonner la puissance de l’Allemagne.

De son côté, Henry Van de Velde, bien que cofondateur avec Hermann Muthesius de la Deutscher Werkbund — l’Union de l’Oeuvre Allemande, en 1907, il s’oppose à lui en 1914 quant à sa vision du design. Plus proche des idées de William Morris, il souhaite une vision artistique du design et une industrie des manufactures composée d’artisans indépendants. Il fonde alors le mouvement de l’Art Nouveau. Il est aussi directeur de l’Institut des arts décoratifs et industriels de Weimar fondé en 1908, creuset de ce qui deviendra le Bauhaus mené par Walter Gropius.

L’ambition de Gropius est simple, revenir à l’artisanat car “il n’y a pas d’art professionnel […] Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artisan et l’artiste […] Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir qui embrasse tout en une seule forme : architecture, art plastique et peinture”. Walter Gropius envisage son école comme un atelier de productions autonome où les élèves collaborent avec artisans et artistes. Gropius voit dans l’artiste un synthétiseur de la culture d’une société qu’il traduit en forme pure et veut ajouter à la mécanisation, une dimension éthique. Pourtant le Bauhaus va prendre un tournant et abandonne la défense de la subjectivité pour le fonctionnalisme. Gropius transforme son école en entreprise pour rechercher une conjonction entre la forme, la technique et l’économie. Le design prend sa forme moderne.

Une idée qui va perdurer d’abord sous la forme d’un courant hygiéniste porté notamment par Le Corbusier. Le design devient une utopie fonctionnaliste libérée de toutes fioritures. La fonction prédomine sur la forme dans une esthétique du bon fonctionnement ainsi que dans le mouvement américain du Streamline, des années 20, dont l’un des fondateurs est Raymond Loewy défend l’esthétisation des objets industriels et la sérialisation tout en restant sur ses gardes vis-à-vis de la technologie. Ils cherchent à concevoir des objets simples à utiliser et aux formes minimalistes pour répondre à l’explosion de la consommation et à imaginer le futur.

Dans les années 40, Jacques Viénot théorise le mouvement de l’Esthétique industrielle. Il milite pour une union de l’art et de l’industrie, influencé par l’idée de beauté rationnelle de la philosophie esthétique de Paul Souriau. Il défend l’idée d’une beauté utile, d’une éducation au bon goût tout en favorisant l’art du machinisme opposé au modèle artisanal. L’Esthétique industrielle est une science du beau dans le domaine de la production industrielle. Son idée s’oppose à celle de l’Industrial Design américain qui voit dans l’esthétique des objets, une stratégie commerciale.

En 1959, le débat est enterré avec l’adoption du terme Industrial design comme mouvement rassembleur du design. L’Esthétique industrielle est définitivement abandonnée lors d’un congrès de l’ICSID, l’International Council of Societies of Industrial Design, dont Viénot a participé à la création, qui deviendra la World Design Organization. Le design devient officiellement une activité créatrice dont le but est de déterminer les qualités formelles des productions industrielles. Qualités formelles regroupant autant l’aspect extérieur que son fonctionnement pour en faire une unité cohérente pour le producteur et l’utilisateur.

C’est dans la suite de cette vision du design qu’apparaît le mouvement italien de l’Antidesign. Il se pose en antagoniste direct, plutôt que d’utiliser le style pour augmenter les ventes, il se concentre sur le potentiel social et culturel du design. Le design favorise le blanc et le noir, l’antidesign mise sur l’explosion de couleurs. Le design s’engage sur la voie de la sobriété, l’Antidesign remet au goût du jour le kitsch,… Et l’Antidesign disparaît à son tour face à la vision scientifique du design thinking dans les années 80–90. Design thinking qui est aujourd’hui l’outil favori de l’industrie.

Si le design accepte et rejette à la fois l’ambition capitaliste industrielle (ou inversement l’utopie), peut-on donc assimiler le design à seulement une recherche de solutions ou de bénéfices sociaux et économiques ? À plus forte raison quand recherche de solutions et bénéfices ne sont fondamentalement que les moyens d’un design capitaliste pour assurer sa pérennité. À travers son histoire, le design a été à la fois un aspect de l’industrie et moteur des utopies, forme de la fonction et esthétisation de la fonction, solution à des problématiques et expression culturelle. Le design est, dans son ensemble, ce que Stéphane Vial appelle l’injonction paradoxale du designer qui veut que ce dernier soit à la fois socialiste (dans le sens marxiste du terme) et capitaliste.

Le design a invariablement été utilisé pour favoriser l’industrie ou favoriser le monde tant dans leurs aspects commerciaux ou culturels. Aujourd’hui encore beaucoup de designers exposent leurs travaux comme si ils étaient des œuvres artistiques. Nous verrons d’ailleurs dans le chapitre suivant que cette distinction n’a aucun sens. Le design n’est pas politique par essence, ni idéologue. Il répond autant à la demande des pires ou des plus belles intentions. La résolution de problème, la recherche de bénéfices fonctionnels ne sont finalement que l’expression de l’idéologie moderne du design. Tout comme l’est sa méthode. De la même façon, je pense que nous pouvons donc encore corriger notre définition de base pour faire du design une activité dont l’objectif est de produire des objets dans le cadre d’une idéologie.

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Rémi Garcia

Designer d’expérience un peu rebelle, passionné d’éducation, touche-à-tout, illustrateur et auteur à ses heures perdues. Geek dans la vraie vie.