La vision du Future of work n’est qu’un fantasme

Rémi Garcia
22 min readMar 1, 2022

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La pandémie du COVID 19 a bouleversé notre monde, tant social que professionnel. Mais si le télétravail, la Grande Démission américaine, l’explosion du numérique et de la reconversion professionnelle nous paraissent neufs , c’est en réalité une tendance de fond qui a été accélérée par la crise. Cette tendance est, ce que les spécialistes appellent, le Future of Work. Un travail de prospective qui cherche à imaginer le monde du travail de demain en perspective des évolutions de nos sociétés. Face aux transformations de notre monde, comme une prophétie autoréalisatrice, ce futur du travail prend place doucement sous nos yeux.

Le point de départ

Cette vision du futur du travail ne vient pas de nulle part. Elle est, au contraire, la conséquence de trois facteurs qui s’influencent entre eux.

L’ère des machines

Avec le développement exponentiel de la technologie et l’explosion de la société par le numérique, telle une nouvelle révolution industrielle, le monde du travail doit se réadapter. L’intelligence artificielle, l’uberisation, la robotique bouleversent notre relation au travail. Il est proche le jour où les machines seront capables d’accomplir seules des tâches à la fois physiques mais aussi intellectuelles aussi bien que les humains (d’ailleurs probablement l’intellectuel avant le physique).

Aujourd’hui, des intelligences artificielles arrivent à détecter des cancers avant même qu’un médecin soit capable de le faire et ce, avec plus de précision. On voit passer tous les jours des robots qui peuvent reproduire à la perfection les gestes et les techniques des plus grands chefs du monde. Des prouesses si impressionnantes que les experts du domaine estiment que 85% des métiers de 2030 n’existent pas encore. Car si les machines vont remplacer beaucoup de métiers, de nouveaux seront créés au passage. Des métiers que l’on imagine dans la lignée de ceux de data scientist, pilote de drone ou encore réparateur de prothèses cybernétiques.

Mais plus que l’apparition de nouveaux métiers, c’est l’accélération de leur apparition et leur disparition qui va être l’enjeu de notre avenir proche. Les percées technologiques allant toujours plus vite, on peut s’attendre à avoir des révolutions du monde du travail de plus en plus régulièrement. Il est aussi fort probable que rapidement beaucoup de personnes se retrouvent sur le carreau, l’emploi de plus en plus mécanisé laissant de moins en moins d’opportunités aux humains.

Cette incertitude du marché du travail, va demander aux travailleurs de devenir plus adaptables et d’apprendre à gérer la précarité, de faire preuve de résilience. La capacité à changer de métier, à apprendre de nouvelles compétences, à jongler avec des périodes de pleine activité et d’autres de cumul d’emploi, va devenir une nécessité.

Rebelle génération Z — fluidité et émancipation par l’entrepreneuriat

Et ça tombe bien. Car les nouvelles générations, nées dans ce monde du changement, n’ont plus la même vision du travail que leurs ainés. Si pour les boomers, une carrière réussie était une carrière longue et stable avec une montée en grade importante. Les générations Y et Z voient les choses différemment.

Leur monde est incertain, mouvant, mobile… en un mot fluide. Ils savent que la précarité est ce qui les attend mais ce n’est pas grave car ils sont résilients, adaptables et surtout cette fluidité du monde leur convient parfaitement. Ils veulent pouvoir changer de métier aussi souvent qu’ils le souhaitent, travailler depuis partout dans le monde, un jour en France, le lendemain en Thaïlande et le jour d’après en Argentine. La hiérarchie de l’entreprise les révulsent. Ils veulent avoir le contrôle de leur destin, des projets sur lesquels ils travaillent et sur la façon de les mener. Ils rêvent d’horizontalité, d’entreprise libérée, d’holacratie. Ce sont des entrepreneurs, des leaders en puissance dotés de talents de communication, de collaboration et de créativité incroyables. Mieux que ça, ils auront appris à le devenir par des réformes des modes d’éducation.

En bons slasheurs, ils passent et passeront d’un métier à un autre avec aisance, au gré de leurs envies et des opportunités. Et si les temps sont durs, ils feront preuves de résilience et de persévérance, quitte à cumuler un job de freelance en copywriting le matin et des livraisons Uber le soir. Ils sont des hustlers, ils sont positifs, plein de gratitudes envers le monde et leurs échecs, ils ne sont pas la pour se plaindre car ils savent qu’ils finiront par réussir si ils sont patients et travailleurs.

Car ce qui compte c’est qu’ils trouvent leur propre voie. Leur propre chemin dans le monde, en conscience. Le travail est un moyen de se réaliser (après tout on y passe la plupart de notre temps), de construire sa différence et d’offrir à chacun la liberté d’être et de faire ce qu’il veut. Cette nouvelle réalité, l’entreprise le subit de plein fouet. Le travail doit avoir du sens, servir une cause et donner à chacun la possibilité de s’épanouir.

L’équilibre vie pro/vie perso est devenu primordial mais différemment de ce qu’ont pu connaître les générations précédentes. Aujourd’hui les deux s’entremêlent subtilement. Un salarié de la génération Z trouve légitime de pouvoir s’absenter du bureau pour un rendez-vous médical ou une course au milieu de l’après-midi avant de revenir (ou mieux encore reprendre le boulot de chez lui) et allonger sa journée de travail. Ou bien de transformer l’entreprise en une grande famille et aller boire des coups avec ces collègues comme on le ferait avec des potes (ce qu’ils ont tendances à devenir).

C’est aussi sous cette pression, qu’on a vu fleurir les Chief Happiness Officers. L’entreprise change avec l’intention de rendre les conditions de travail plus… joviales. Ils organisent alors des activités ludiques, font venir un chef ou un bar à smoothie pour égayer les pauses, proposent des séances de yoga, de méditation ou de massage gratuitement à tout ceux qui le souhaitent… Le travail devient sympa, fun, à l’image de la vie à laquelle nous aspirons tous.

L’ère de l’information

En plus du changement du rapport au travail, c’est le rapport à la formation qui évolue. Le monde du numérique est aussi celui de l’information. L’accès à l’éducation est grandement simplifié. Avec la multiplications des tutoriels et des formations en ligne doublées des progrès des neurosciences, l’apprentissage de compétences techniques devient une banalité. L’expertise n’est plus un avantage compétitif, à plus forte raison dans un monde incertain où tout procédures et techniques peuvent changer du jour au lendemain.

Ainsi, si le savoir n’est plus le cœur des compétences métiers, le savoir -être l’est. L’attitude est le nouveau nerf de la guerre. Ainsi les compétences intrapersonnelles deviennent l’enjeu prioritaire de l’avenir. Il faut non plus former les travailleurs et futur travailleurs à exercer un métier mais à apprendre à apprendre, à avoir collaborer, communiquer, être créative… A faire tout ce que les machines ne savent pas faire et qui sont les valeurs ajoutées des humains vis à vis de ces dernières.

Vision du futur du travail

Mais à quoi ressemble donc ce Future of Work ? Le Future of Work est un monde de d’entrepreneurs, tant de leur activité professionnelle que de leur vie. Chefs d’entreprises ou freelances, parfois salariés, ils vont et viennent au gré de leurs envies et des besoins pour accomplir des projets qui ont du sens. Ils gèrent leur temps de travail, passent d’un sujet à un autre voire cumulent les casquettes. Ils sont autonomes, auto-gérés, managers des autres et d’eux même. Ils créent des emplois qui leur ressemblent en mettant en avant leurs talents et profitant des opportunités.

Dans l’avenir, les tâches mécaniques, ultra-techniques ou rébarbatives sont confiées à des machines ou des intelligences artificielles capables de faire le travail en un temps record et avec une qualité d’exécution hors du commun. Les tâches professionnelles restantes sont des tâches que ne sont pas capables d’exécuter les machines, des métiers d’opérateurs de ces mêmes machines, de relations sociales, de créativité ou de dextérité fine. Ainsi, nous humains, nous devons jouer nos cartes sur les compétences qui ne sont pas gérables par la machine : les compétences intrapersonnelles (soft skills) et nos capacités numériques ou robotiques.

Fini les études longues et éprouvantes pour devenir un expert dans un domaine, d’abord parce qu’avec l’ère d’internet, tout le monde à accès à l’information plus pointue à volonté et ainsi se former dans n’importe quel domaine, mais surtout comme le monde du travail devient fluide face aux transformations toujours plus rapides du monde du travail (les métiers disparaissent ou se transforment sans arrêt), ce qui compte est plus le savoir être que la maîtrise technique. Comme le dit l’adage : tu peux toujours apprendre à quelqu’un les compétences d’un métier par contre tu ne peux pas changer son attitude (c’est d’ailleurs pour cette raison que l’éducation se concentre maintenant sur le développement personnel des individus, plus que sur les connaissances).

Les groupes se font et se défont au rythme des projets et des productions, à distance ou en co-working. Grâce au numérique, il est possible de travailler depuis n’importe où dans le monde, ainsi on peut être un jour en France et le lendemain sur une plage en Thaïlande. Le tout dans une ambiance joviale et fun. Le travail c’est la vie et la vie passe par le travail, les deux se fondant l’un dans l’autre supprimant cette séparation arbitraire de la vie. Si on veut quitter le boulot pour aller faire du surf au milieu de l’après-midi, on peut et on rattrapera le temps perdu sur le weekend ou en soirée. Les collègues deviennent les amis, la nouvelle famille.

L’utopie néolibérale

Si les visions du Future of Work veulent proposer une vision positive du monde du travail, il faut rester lucide sur ce qu’elles sont et quels en sont les tenants et aboutissants. Consciemment ou non, cette approche est le fruit d’un système. C’est là que je sors ma carte “néolibéralisme”. Si je le fais ce n’est pas pour le plaisir mais parce que c’est la réalité dans laquelle se trouve nos sociétés modernes occidentales. Et de ce fait, il est important de regarder l’évolution du travail avec les bonnes lunettes.

Changer de lunettes — l’agenda néolibéral

Le néolibéralisme est souvent utilisé à toutes les sauces, au point qu’il est difficile de le définir correctement. Comme il serait trop long d’en faire l’historique complet, je vais le résumer en quelques points.

D’abord le néolibéralisme est synonyme de libéralisme économique, à savoir la fusion de la doctrine libérale née avec les Lumières et des théories économiques du Capitalisme développées par des auteurs comme Adam Smith ou David Ricardo. Le néolibéralisme, comme toute philosophie économique, vient dans une grande diversité de courants mais on peut en tirer quelques principes fondamentaux (non-exhaustifs mais qui vont m’aider dans mes propos) :

  1. Les acteurs économiques sont des individus rationnels, maîtres de leur destin, qui font des arbitrages, conscients ou inconscients, mais bénéfiques pour eux.
  2. L’objectif principal d’une entreprise est de générer du profit et, de fait, de la croissance.
  3. Pour y parvenir, elle peut le faire en augmentant la taille de son marché, en améliorant sa productivité ou enfin en augmentant sa marge (donc la différence entre ce qu’elle rentre dans ses caisses et ses dépenses).
  4. Les marchés sont capables de s’auto-réguler si on leur donnent les bonnes conditions pour le faire.

Ensuite, cette doctrine économique est celle que nous vivons depuis les années 80 et nos gouvernements successifs acquis à cette vision du monde, ont petit à petit, mis en place les conditions qui tendent vers ce modèle. D’ailleurs tout notre modèle de société est pensé pour fonctionner dans un monde en croissance. La question est maintenant de comprendre comment tout est mis en place.

  1. Flexibiliser le marché pour plus de croissance et de profit

Comme le dit le principe 3, pour maximiser la croissance, il faut jouer sur plusieurs facteurs. Si l’augmentation de la taille d’un marché est difficile à maitriser, car tributaire de facteurs extérieurs à l’entreprise dont les principales mécaniques de maîtrise aujourd’hui sont la publicité massive ou l’absorption/destruction des concurrents, ce n’est pas le cas de la productivité et de la marge, le rôle de la machine est justement d’agir sur les deux autres facteurs.

D’abord parce que la machine est conçu pour faire les choses plus rapidement et à plus grande échelle mais aussi parce qu’elle coûte dans l’absolu moins cher à l’entreprise que la même capacité de production en main d’œuvre humaine. En automatisant, les process de production, la productivité explose. C’est en grande partie ce qui explique l’incroyable avancée économique des deux derniers siècles. Les machines en produisant massivement pour moins d’effort ont permis de générer une mane économique colossale qui a offert à l’humanité (tout du moins une partie de l’humanité) un niveau de vie que la plupart n’aurait jamais pu atteindre sans. C’est en tout cas, le discours général qui omet , volontairement ou non, les luttes sociales qui ont aussi très largement pesé sur la balance. Mais aussi parce que les machines ont aussi un impact considérable sur la gestion de la marge.

En dehors de son coût initial et les quelques frais de maintenance, une machine produit plus pour moins cher qu’une armée d’humaine salariés. Si les besoins de production baissent, il est possible de réduire la cadence des machines sans que ce soit une charge financière. De l’autre côté, quand tu as des salariés, tu dois les payer, volume de production suffisant ou non. Moins de frais, pour un volume équivalent de vente (ou en légère baisse) c’est, dans l’absolu, plus de marge et donc plus de profit. Dans les situations où le remplacement des humains par la machine n’est pas possible deux options se présentent : la réduction de ses frais de fonctionnement (immobilier, matériel,…) ou la réduction de sa masse salariale. Dans la majorité des cas, les deux se produisent en même temps. C’est le principe de la délocalisation.

La théorie économique standard, nous laisse penser que la délocalisation des productions est avant tout une question de spécialisation des compétences. Certains pays, de par les ressources disponibles et les capacités techniques, optimisent leurs talents en se concentrant sur la production de produit très spécifiques. Mais si pour certains secteurs particuliers comme la production minière ou de bananes, car ce sont des matières premières qu’il est impossible de produire ailleurs, c’est une vérité, les choses sont toutes autres en ce qui concerne les productions manufacturières ou de service. Or la majorité de notre économie concerne cette typologie de production. Si la Chine est devenue l’usine du monde, produisant autant des iphones que des jouets en plastiques, ce n’est pas par ses talents uniques mais surtout parce que sa main d’œuvre et ses conditions de productions moins regardantes que dans les pays occidentaux sont moins chères. C’est avant tout une question de marge et donc, encore une fois, de profit.

Mais la machine et la décentralisation offrent aussi un autre avantage : la flexibilité. Comme je le disais plus haut, en cas de baisse de production, il est assez simple de s’adapter à moindre frais avec une machine. Et ce qui vaut pour une machine, vaut pour un prestataire. Comme il n’est rémunéré qu’à la commande, il suffit de cesser de commander pour réduire ses dépenses. Avec cette mécanique toute simple (et la mise en place de grandes routes commerciales mondialisées), le marché mondiale a fini développer une politique du flux tendu. Plutôt que d’immobiliser une certaine quantité de produits (donc de l’argent) en attendant de les vendre, il suffit d’ajuster des commandes régulières pour avoir un approvisionnement adapté à la demande. Une réalité qui est devenue bien réelle avec la crise du COVID et les pénuries de produits qui sont advenues assez rapidement. Si l’usine du monde s’arrête et que les stocks sont limités alors on se retrouve vite sans rien à se mettre sous la main.

2. L’avènement des ressources humaines — l’humain comme machine

C’est dans ce même esprit de productivité et de flexibilisation que se sont développés les approches d’Organisation Scientifique du Travail. En standardisant les tâches techniques, elles deviennent subitement accessibles à tous. Les travailleurs peuvent indistinctement produire le même travail, avec la même qualité en suivant une même méthode. Ce faisant, chacun est alors interchangeable.

En devenant interchangeables sur le plan technique, la personnalité des travailleurs devient alors le seul point de différenciation. Les entreprises ont alors dû mettre en place des méthodes de recrutement pour sélectionner les profils les plus adaptés. C’est l’arrivé des Ressources Humaines. On voit alors se développer une analyse des comportements et à sa suite un profilage du candidat idéal. Tests de personnalité, évaluation comportementales, mise en avant des compétences intrapersonnelles… Pour maximiser son intérêt, l’entreprise va filtrer les candidats à travers des étapes toujours plus longues de recrutement. Elle va préférer des individus rigoureux, ponctuels, autonomes et qui suivent les directives sans faire de vague à des personnes à l’esprit critique développé ou trop excentriques.

Cette normalisation des profils et de la notion de ressources humaines a eu aussi un impact insidieux : la dépersonnalisation des individus. En ne voyant les personnes que comme des profils répondant à des critères précis, on fini par oublier que ce sont des êtres à part entière avec des préférences, des envies et des attentes particulières. Ils deviennent alors des clones, des copies identiques, des machines au service de l’entreprise.

3. Faire du travail un vecteur d’émancipation et de socialisation

Malheureusement, les humains ne sont pas des machines et rapidement les émotions refont surface. Après des décennies de normalisation et le développement d’une nouvelle culture de société, les nouvelles générations sont de moins en moins enclines à se laisser traiter de la sorte. Face à cette situation, les services de Ressources Humaines ont dû trouver des solutions.

L’une d’elle, qui devient majeure aujourd’hui, nous vient tout droit des États-Unis ou, plus précisément, de la Silicon Valley. La culture américaine est, par nature historique, plus libérale que la culture française. Le mythe de l’entrepreneur, du pionnier qui se fait tout seul, y est bien plus développé. C’est le fameux rêve américain. Il donc normal que ce soit là bas que ce soit développée une solution en adéquation avec la culture libérale.

Projets entrepreneuriaux par excellence, les startups sont le creuset d’une nouvelle culture du travail qui redonne la part belle à l’individu, tout en le gardant sous contrôle. Elles transforment les salariés en entrepreneurs internalisés, leur permettant ainsi d’exprimer leurs talents et leur unicité avec la possibilité de gagner gros si ils font ce qu’il faut. Elles font du travail un moteur de l’émancipation des individus, un moyen de se découvrir et de se développer.

Elles leur mets à disposition des avantages uniques, les fameux perks, ces bénéfices souvent en nature qui améliorent leur conditions de travail. On retrouve dans l’entreprise ce qui avant était du secteur de la vie privée, des activités sportives, des moments de divertissements, d’évolution professionnelle… tout ça sans jamais quitter sortir du cocon de l’entreprise. Plus encore, elle devient une famille, elle se positionne comme un centre de socialisation où les travailleurs peuvent se faire des amis et partager de bons moments ensembles. Ainsi les travailleurs, passent de plus en plus de temps au travail (sans compter l’impact non négligeable sur la productivité, que je n’ai pas le temps de développer ici) sans même s’en rendre compte (selon l’INSEE : 39,1h hebdomadaires en moyenne plutôt que les 35h légales).

Comment le Future of Work répond à l’idéal néolibéral

Certains d’entre-vous doivent commencer à voir la suite de mon propos car des liens indéniables sont présents entre l’agenda néolibéral et le Future of Work. Ce n’est pas étonnant car le Future of Work est une réponse au néolibéralisme.

Si j’essaye de résumer les caractéristiques du Future of Work, on peut faire ressortir :

  1. Un fort esprit entrepreneurial voire micro-entrepreneurial
  2. L’entremêlement de la vie professionnelle et de la vie personnelle
  3. La mise en avant des compétences intrapersonnelles ou d’opérateur de machines plutôt que les compétences techniques

Étrangement (ou pas), chacune de ces caractéristiques répondent assez fortement à l’agenda néolibéral que j’ai détaillé plus haut. En promouvant et transformant progressivement les salariés en entrepreneurs, le marché va pouvoir gagner en flexibilité et s’affranchir des contraintes du salariat. En effet, les entreprises peuvent ainsi piloter leur main d’œuvre selon leurs besoins de production. De plus, elles s’épargnent les cotisations sociales dues en les transférant entièrement sur les nouveaux entrepreneurs.

Mais bien sûr, cela ne s’arrête pas là. En misant sur la confusion entre le monde pro et le monde perso, elles s’assurent que les gens adaptent aussi leur vie selon les besoins du marché. Si il y a un coup de bourre, alors les nouveaux travailleurs mettront le coup de collier nécessaire dans l’espoir de récupérer ce repos plus tard. Or en dehors de quelques secteurs particuliers, ce repos ne viendra jamais car en plus de faire leur travail, ils doivent aussi faire le travail de prospection, de gestion et de promotion qui incombe originellement à l’entreprise qui les embauche.

On peut même aller plus loin en ciblant deux stratégies qui sont à la fois opposées et complémentaires. En promouvant une culture d’entreprise forte pleine de bénéfices, l’entreprise maintient une forme de paix sociale du genre “les temps sont durs mais regarde tous les avantages que tu as”. Cette stratégie est particulièrement efficace quand elle est combinée à une capacité de composer et décomposer des groupes de travail rapidement empêchant ainsi la création d’un esprit de corps parmi les travailleurs limitant ainsi les actions sociales pouvant faire pression sur l’entreprise (comme c’est le cas avec les syndicats par exemple).

Et finalement, en misant fortement sur la promotion des compétences intrapersonnelles plutôt que sur les compétences techniques, les entreprises gardent peuvent mieux contrôler les ressources humaines. D’abord en faisant monter tout le monde en compétences sur des compétences intrapersonnelles identiques, elles normalisent le marché des travailleurs. Les entreprises rendent ainsi les travailleurs encore plus interchangeables qu’avec seulement les compétences techniques. Cette mise en concurrence des compétences emprisonne les travailleurs dans des mécanismes de protection de peur de perdre leur emploi déjà précarisé.

Je conviens que cette vision du futur du travail puisse sembler cynique et on pourrait me rétorquer que c’est une question de perspective. On peut choisir de voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Bien qu’une part de la vision du Future of Work soit positive, il ne faut pas faire l’autruche sur ses dérives potentielles.

Ce à quoi va vraiment ressembler le futur

Mais que l’on soit d’accord ou non avec cette vision du futur du travail, il reste cependant quelques données auxquels personnes ne semblent vouloir se confronter et qui pourraient mettre à mal cette vision. D’abord parce que le néolibéralisme n’est pas dénué de défauts mais surtout parce qu’on s’évertue à ne pas prendre en compte quelques limites et contraintes naturelles.

Les contre-effets du néolibéralisme

En effet, dès que l’on sort un peu des courants mainstreams ou convaincus sur le sujet, on voit pas mal de rapports qui démontrent les effets négatifs de ce mode de gouvernance économique. Qu’il s’agisse du GIEC, d’Oxfam ou d’autres ONGs, le constat est clair.

On peut par exemple évoquer le problème du réchauffement climatique, lié en grande majorité à nos modes de productions et de consommations et démontré scientifiquement. Plus subtilement l’explosion de la précarité, des inégalités sociales et d’un courant individualiste semble provenir de la même source. La captation des richesses par un groupe toujours plus restreints d’individus, les taux de chômage qui n’ont jamais été aussi haut que depuis la mise en place des politiques néolibérales et le sentiment d’impuissance des gouvernement face au Capital qui les poussent à se replier sur eux même et à trouver des solutions tout seuls. Mais on peut aussi évoquer la vague sans précédent de burn-outs, bore-outs et autres pertes de sens qui se diffuse auprès des salariés, les poussant à remettre en cause les avancées sociales du monde du travail au profit d’un eden entrepreneurial. La complexification et l’ultra spécialisation (ou au contraire l’ultra généralisation) apportée par la flexibilisation du travail à rendu invisible l’utilité sociale du travail fait.

Ce qui n’est pas pris en compte

Malheureusement les choses ne s’arrêtent pas là. Car si le système néolibéral arrive à tordre une part du réel pour l’adapter à sa vision, il va bientôt être rattrapé par la réalité physique et psychologie du monde.

Si tout le monde est bien conscient du réchauffement climatique aujourd’hui, une autre crise gronde en arrière-plan : l’atteinte des limites planétaires. Le sujet est si dense qu’il me faudrait un autre article complet pour en faire la description, je vais donc me contenter de le résumer trivialement. La Terre possède un stock fini de ressources, qu’elles soient énergétiques ou de matières premières. Les énergies fossiles dont nous sommes si dépendant aujourd’hui ont atteint leur pic de production et vont inexorablement aller sur le déclin. De l’autre côté, qu’il s’agissent de minerais ou d’autres ressources avec une réduction de la capacité énergétique, nous allons vite nous retrouver incapable d’exploiter les gisements qui restent (et qui ont déjà été tellement entamés qu’il faut de plus en plus d’énergie pour les exploiter). Et si une partie de la population (et notamment les néolibéraux) pensent que la technologie va nous permettre d’éviter cette pénurie de ressources, les lois de la physique (que personne ne peut contraindre) semble montrer le contraire. Or sans ses ressources, c’est tout notre mode de vie qui va se retrouver à l’arrêt et donc la mécanisation de la société (car oui le numérique c’est aussi des ressources énergétiques et physiques). Je ne creuse pas plus ici mais si cela t’intéresse, je te partage quelques contenus sur le sujet en annexe de l’article.

Viens ensuite la seconde réalité : la psychologie humaine. Loin de moi, l’idée de vouloir faire de l’essentialisme mais en tant qu’humain nous avons des caractéristiques assez incompatibles avec cette vision du Future of Work. D’abord, en dehors de quelques individus, l’humain est plutôt prudent. Comme toute forme de vie, il va d’abord chercher à assurer sa sécurité et ses besoins primaires, limitant de fait ses prises de risques. C’est d’ailleurs pour cette raison que tout le monde n’est pas un entrepreneur. L’entrepreneuriat étant par définition une mise en insécurité volontaire. De plus son tempérament grégaire le pousse plus vers le conformisme que vers l’excentrisme social des aventuriers.

Ensuite, loin de la vision de la malléabilité psychologique que peuvent prôner les pro-compétences intrapersonnelles, supposant que tout peut s’apprendre à condition d’y mettre les moyens nécessaires, il est important de se rappeler que chacun à des préférences psychologiques et motrices. Certaines personnes sont naturellement, plus ordonnées, plus créatives ou meilleures communicantes que d’autres et tenter de combler les “faiblesses” peut demander une débauche d’énergie et de temps pour un résultat souvent peu concluant. Je vais me permettre une petite analogie ici : les humains peuvent droitiers ou gauchers, c’est une préférence naturelle. Il est tout à fait possible de contraindre un droitier d’écrire de la main gauche et inversement. Souvent au prix d’efforts importants. Mais même quand on y est parvenu, ce sera toujours plus simple d’écrire avec sa main “naturelle”.

Cette volonté à vouloir transformer tous les individus en copies quasi-conformes ne va faire que renforcer les pertes de sens professionnelles, surtout en complément de la volonté de faire des individus des multi-généralistes capables de passer d’un métier à un autre. En faisant cela, les entreprises ne vont générer que plus de perte d’autonomie et de manque de maîtrise des sujets or ce sont deux choses indispensables pour se développer professionnellement. Si aujourd’hui, tant de gens veulent quitter le salariat au profit de l’entrepreneuriat c’est justement pour reprendre la main sur ces sujets. Propulsez sur des projets qui n’ont pas de sens, avec des méthodes qu’ils ne maîtrises pas forcément, des objectifs peu clairs et changeant régulièrement et une forme de micro-management non déclaré pas étonnant qu’ils veuillent partir. Si l’entreprise donnait la main à ses salariés et les laissait faire en conscience, les choses seraient très certainement très différentes.

Ensuite vient un point qui complète ce que je viens d’énoncer : il faut du temps pour devenir bon dans un métier. Même si il est possible d’apprendre toutes les compétences techniques du monde, d’améliorer ses compétences intrapersonnelles, développer une maîtrise de son métier prend forcément du temps. Or sans maîtrise, impossible de se sentir vraiment à l’aise dans son métier et surtout impossible de le faire correctement. Ici encore je vais faire une petite analogie, un jeune conducteur même avec une année ou deux de conduite ne sera aussi à l’aise sur la route qu’un chauffeur routier qui roule tous les jours depuis 10 ans. Certes ce dernier à certainement atteint un plateau mais atteindre ce plateau demande une accumulation d’expérience certaine. Or cette expérience est la clé de l’émancipation dans son travail.

Je vais conclure cette partie en mettant sur la table un dernier point. Celui de l’émancipation personnelle et du bonheur que nous recherchons tous. Je vais être bref car il n’y a pas a tergiverser longtemps. Les quelques études conduites auprès de personnes en fin de vie, le montre assez bien. Peu d’entre elles, voire aucune, ne dit à l’approche de la mort qu’elles auraient dû travailler plus. Non au contraire, elles disent qu’elles auraient passer plus de temps avec leurs proches ou leurs amis, prendre un peu plus de plaisir, donner plus de temps à leurs rêves et passions bref vivre plus et travailler moins. Contrairement à ce que veulent croire les néolibéraux, le travail est aujourd’hui un moyen et pas une fin. Si les gens n’étaient pas enfermés dans un système qui les obligent à travailler autant, ils se contenteraient du travail minimum pour vivre et passeraient le reste de leur temps à vivre leur vie.

L’autre trajectoire du futur du travail

Au vu de ces quelques exemples, on peut vivre comprendre que le Future of Work n’est rien d’une qu’une chimère. Un fantasme néolibéral qui plutôt que d’émanciper enferme les travailleurs dans une prison intellectuelle et qui de toute façon ne pourra jamais voir le jour car incompatible avec la physicalité du monde. Cela ne veut pas dire que pendant un temps, nous n’allons pas le vivre. Au contraire, nous allons en subir les conséquences et les conditions ne feront que se dégrader jusqu’à exploser. Cependant, rien n’est inexorable. En prenant conscience de cette impossibilité, nous pouvons agir en amont et construire ce futur du travail en phase avec la réalité du monde et les besoins des humains.

Une première étape sera d’entrer dans une ère de la simplification. Un monde du travail basé sur la décroissance plus que sur la croissance. Un monde du moins. J’entends que cela puisse faire peur. Que cela ressemble à un horrible retour en arrière où les gens sont pauvres, malnutris et sales. Mais c’est faire moins ne veut pas dire tout supprimer, juste choisir ce que l’on veut garder ou non. Un monde qui préfère la qualité à la quantité. En réduisant cette complexité, on supprime cette tendance à la surflexibilisation. De toute façon, nous devrons simplifier. Moins de ressources conduit à moins de production. Mais moins de production, cela peut aussi vouloir dire plus de temps libre, de loisirs, de vie.

Ce qui nous conduit à la seconde étape. L‘entrée dans un monde du travail ou le travailleur à le contrôle. Le contrôle de son métier où il va pouvoir, à l’instar d’un artisan développer ses talents, devenir meilleur et se sentir à l’aise dans son travail, trouver du sens à ce qu’on fait. Mais aussi le contrôle sur les conditions d’exercice de son métier. On peut être salarié (et donc retrouver un sentiment de sécurité) et avoir la liberté et l’autonomie d’un entrepreneur. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les deux ne sont pas excluants. Il existe des modèles d’entreprises comme les entreprises libérées ou autogérées qui expérimentent ces alternatives et s’en sortent très bien.

Il y aurait encore énormément de choses à dire sur le sujet mais cet article est déjà trop long, je vais donc m’arrêter ici. Si tu ne dois retenir que quelques points les voici :

  1. Le Future of Work n’est qu’une possibilité de l’avenir du travail
  2. Tel qu’il est présenté aujourd’hui, il est avant tout dans l’intérêt du néolibéralisme.
  3. Il n’est qu’une utopie irréaliste car, comme le néolibéralisme, il ne prend pas en compte les limites physiques de notre planète et les contraintes psychologiques de l’humanité.
  4. Il ne tient qu’à nous de créer un Future of Work qui le fait

Limites des ressources — contenu complémentaire

Comme promis j’ajoute ici quelques ressources pour compléter mon propos.

Un peu de Futur of Work :

La fameuse synthèse du rapport du GIEC : https://www.citepa.org/fr/2021_09_d01/

Un résumé par Jean-Marc Jancovici, des limites notamment énergétiques et leurs conséquences :

Un point sur les ressources minières :

Une petite masterclass sur le néolibéralisme :

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Rémi Garcia

Designer d’expérience un peu rebelle, passionné d’éducation, touche-à-tout, illustrateur et auteur à ses heures perdues. Geek dans la vraie vie.