Une activité de production

Rémi Garcia
10 min readMay 23, 2022

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De quoi le design est-il le nom ? (5/6)

Il est communément admis que le design s’intègre dans une pratique industrielle. Mais au vu des chapitres précédents, doit-on prendre en compte le contexte de naissance et d’usage du design pour désigner la pratique ? Si le design ne conçoit pas que des objets, si il vit en dehors d’une méthodologie industrielle, si sa fonction n’est pas que de nourrir le capital, peut-on simplement le résumer à ça?

Ces questions nous mènent invariablement à l’essence du design. Qu’est-ce qui définit le design ? Que se cache-t’il derrière ce terme générique ? Pour y répondre, je vais devoir faire un petit détour… par le monde artistique.

L’autre design

Il est fréquent d’entendre dans le monde du design que ce dernier n’est pas de l’art. Or cette idée ne saurait être plus fausse. Comme on l’a déjà vu, le design fait partie d’une catégorie de métiers dites des arts appliqués, dont l’art et le design ont été intimement liés pendant plusieurs décennies. Pourtant, aujourd’hui, beaucoup de designers rejettent la pratique artistique tentant par tous les moyens de s’en détacher. La raison principale tient dans la valorisation du métier qui, tant qu’il était artistique, donnait l’impression de ne pas être suffisamment sérieux, dans le sens professionnel du terme. L’artiste ayant cette image de génie torturé et bohème, il ne fait pas bon ménage avec l’univers cadré et austère de l’entreprise. Il y a encore quelques années en arrière, il n’était pas rare de considérer un graphiste comme un artiste. Un artiste professionnalisé certes, mais un artiste quand même. C’est avec l’avènement du design thinking, du repositionnement de la profession en tant que discipline stratégique, mais aussi pour crédibiliser la discipline considérée plus comme un hobby que comme un métier, que ce dernier a voulu se donner des airs plus adultes. Surtout face aux consultants des grandes écoles de commerce et aux ingénieurs qui, en France, ont tendance à prendre tout l’espace managérial de la production.

Les designers ont alors multipliés les comparaisons pour s’émanciper des artistes :

  • L’art c’est subjectif alors que le design c’est objectif.
  • Le design c’est résoudre des problèmes, l’art c’est exprimer ses propres émotions.
  • L’art est un luxe, le design un besoin.
  • Le processus du designer est rationnel et méthodique, l’artiste lui fait à l’instinct.

Cette vision comparative de l’art et du design est foncièrement faussée, soit par mauvaise foi soit par méconnaissance de la pratique artistique.

Ainsi quand on dit que le design est objectif et l’art subjectif, c’est pour ancrer le design dans une démarche sérieuse et neutre. Le designer ne travaille pas pour lui mais pour les autres, il se retire donc de l’équation pour n’en être qu’un analyste froid. Cependant dans ce cas, les designers confondent objectivité et décisions informées. En effet, aucune décision ne peut être objective car c’est biologiquement impossible. Tout simplement parce que toute information est traitée et interprétée par un humain avant d’être réutilisée et adaptée par le même ou un autre humain avant d’être manipulée par encore un autre humain. Ce sont autant de raisons pour que rien ne soit objectif. La pensée humaine étant le fruit d’une expérience personnelle unique, d’un corps unique et de biais divers. Comment croire qu’il n’y ait aucune subjectivité là dedans ? Certes les designers vont mettre en place des protocoles “scientifiques” pour essayer d’extraire la donnée la plus brute possible, de “se mettre à la place de”, mais l’interprétation passe forcément par une expérience personnelle, d’où l’utilisation du terme interprétation. On peut prendre des décisions informées mais en aucun cas elles ne sont dénuées de subjectivité. En plus, nombre d’artistes prennent des commandes et vont donc produire de l’art, non pas pour eux, mais pour une autre personne. Ils ne peuvent pas alors exprimer leur seule opinion. Comme pour les designers, ils doivent faire des choix pour s’extraire du résultat final, tout en insufflant la part de personnalité propre à leur style. C’est là une erreur du design moderne que de croire que d’apposer une personnalité sur une production signifie produire sans avoir conscience des enjeux.

La question de la résolution de problème dans le design n’en est pas une. Comme montré dans le chapitre 2, le design n’a pris cette fonction de résolution de problème comme finalité absolue qu’assez récemment, ce n’est pas un critère fondamental de sa pratique. L’affirmation qui dit que le design c’est résoudre problème et que l’art c’est exprimer ses émotions est d’ailleurs doublement fausse car le design par sa subjectivité exprime aussi des “émotions”. Notamment par le biais de l’expérience personnelle de celui qui le pratique. Il sélectionne, souvent inconsciemment, les éléments et composants qu’il aime pour les utiliser dans son design. Une expérience très simple peut être mise en place pour le montrer. En demandant à plusieurs designers de travailler sur un même problème, on finit assez indubitablement par se retrouver avec une série de solutions assez différentes. Et même quand elles sont proches, les détails sont généralement uniques.

En positionnant le design comme un besoin de l’humain et l’art comme un luxe, on oublie que la fonction sociale précède la fonction des outils dans l’histoire de l’humanité. Si l’humain peut se passer d’outil, il ne peut pas se passer de la compagnie de ses semblables et des interactions associées. Or la fonction sociale inclut par définition des pratiques rituelles comme la danse, le chant, l’échange d’histoires. Ainsi l’art est certainement apparu avant les outils dans l’histoire de l’humanité. De plus, une petite expérience de pensée permet de remettre dans son contexte l’importance de l’art. Prenons la crise du COVID 19, comme point de départ et notamment les périodes de confinements. Maintenant imaginons que pendant ces confinements, je vous retire la possibilité de consommer des films et des séries, des documentaires, des livres, de la musique, des contenus vidéos ou graphiques sur internet, la possibilité de faire des choses créatives comme fabriquer un meuble, imaginer une recette de gâteau,… Alors certes ma définition d’art est peut-être plus ouverte que ce à quoi on la résume habituellement (peinture, sculpture,…) mais l’art est omniprésent autour de nous. De fait, rapidement vous allez finir par tourner en rond et regretter cette absence d’art.

Quant à la méthodologie de l’art, c’est une méconnaissance que de croire que l’art est purement instinctif. Cette image vient d’une représentation moderne de l’art, issu majoritairement de l’art contemporain, où l’artiste symbolise sur sa toile, au fil de l’eau, ses impressions. Mais cette approche du génie créatif qui en un seul mouvement réalise une œuvre tient pour la plupart du temps de l’amateurisme ou de la chance. L’art ne se vit pas seul et l’artiste ne fait pas de l’art juste pour lui. C’est certes un moyen d’expression mais cette expression est faite pour être reçue par un public. Et on ne peut pas transmettre n’importe quoi à son public sinon il ne s’y intéresse pas. En vérité, l’approche artistique est bien plus séquencée que ce que l’on croit. D’abord l’art nécessite une solide base technique pour réussir à retranscrire fidèlement ses idées. Ensuite le processus est fondamentalement itératif. Peu importe le domaine artistique, l’artiste cherche à véhiculer un message ou une émotion. Il va ensuite ébaucher la forme qui va transmettre ce message. En peinture ou en illustration, par exemple, l’artiste commence par réaliser des croquis pour formaliser le concept général de son œuvre. En musique c’est par un assemblage de lignes mélodiques auquel s’adjoindra un texte. Puis une fois qu’il a trouvé son concept, il va le développer, ajouter des nuances, le retravailler, expérimenter, l’affiner jusqu’à obtenir un résultat qui lui convienne mais qui aussi puisse convenir à son audience. Créer une œuvre artistique aussi simple soit-elle peut prendre des heures, des jours, des semaines même.

L’art ne manque pas d’utilité, ni de sérieux et n’est pas forcément plus subjectif que l’est le design. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les caractéristiques qui font l’objet de design fonctionnent aussi très bien avec l’objet d’art. Tout comme l’objet de design, l’objet d’art propose et augmente une expérience, comme la musique dans un film ou les fresques de Michel Ange de la chapelle Sixtine, par exemple. Il possède une beauté formelle, esthétique de toute évidence mais aussi utilitaire pour l’esprit et l’émotion. L’art est d’ailleurs formaté pour cette fonction car il est la forme la plus expérientielle possible. Enfin l’art possède en lui une capacité de changer le monde et la société. Il est courant de voir des artistes s’engager dans la diffusion de messages critiques ou partisans par leur art. Cette capacité est si forte que l’art est souvent une des premières libertés que l’on supprime ou que l’on bride dans les régimes autoritaires. L’art est la représentation d’une culture, culture qui va influencer le quotidien des gens parfois en profondeur. La musique est souvent associée à une forme de distinction sociale par le lieu de vie, la catégorie sociale, l’habillement et les valeurs.

Une activité de création délibérée

Si tant l’art que le design produisent le même résultat, ne sont-ils donc pas deux facettes d’une même chose ? Si deux personnes font du pain de façon différente, ne sont-ils pas tous les deux boulangers ? Si deux personnes font des livres de façon différente, ne sont-ils pas tous les deux auteurs ? Ainsi ne peut-on pas dire que le design est de l’art et que l’art est du design ? L’artiste et le designer ne sont en fait qu’un. Où alors se cache l’essence du design ? Qu’ont en commun designers et artistes ?

La réponse se trouve dans les mots courants qui sont utilisés quand on parle de la production d’objets du design (et d’art). Le designer conçoit, il imagine, il pense,… il crée. Le design ne devient pas design dans sa méthode, dans son idéologie ou dans ce qu’il produit. Il devient design quand il décide de créer. Quand il le fait en ayant conscience de ce qu’il fait.

L’étymologie du design est une grande source de débat. Dans Le Design, Stéphane Vial défend l’idée de projet est au cœur du mot de design comme méthodologie de la conception. Dans Écrits sur le design, Tufan Orel contredit cette idée, en s’appuyant sur les définitions encyclopédiques, et la resitue dans l’objet. La recherche étymologique du design ayant été produite par nombre d’auteurs, je vais me concentrer sur les différents sens qu’on lui attribue. Ainsi le design désigne à la fois un projet, une intention, un plan, un dessein, un idée, un concept, une invention, un dessin, une forme, un objet, une représentation mentale. On peut distinguer de grandes catégories d’idées. D’abord il y a un résultat tangible (forme, dessin, objet, invention, plan), ensuite l’idée de formalisation intellectuelle (idée, concept, représentation mentale, invention, plan), celle de l’intention (dessein, plan, intention, plan, projet) et l’entreprise globale planifiée (projet). Il est intéressant de constater que certains de ces mots sont polysémiques et renvoient à plusieurs de ces idées à la fois (plan, projet).

Je vois personnellement un agencement logique qui se construit à partir de ces quatres idées. L’entreprise globale planifiée renferme la formalisation intellectuelle d’une intention en un résultat tangible. Ou dit autrement le design est l’ensemble des actions réfléchies qui permettent de formaliser une intention. Voilà tout simplement de quoi le design est le nom. Le design n’est pas la méthode, le résultat final, ni même son but sociétal. Le design c’est la série d’action qui nous permet de créer en ayant un but. Une pratique de création consciente. À partir du moment où un individu crée en ayant une vision d’où il veut aller, ce qu’il cherche à atteindre, tout ça en prenant conscience de son processus, il fait alors du design. C’est pour cette raison que le design est un terme si générique applicable à tant de disciplines techniques.

Mais pourquoi création et pas conception qui est le terme que l’on utilise en français pour remplacer celui de design ? La distinction entre les deux mots est quasiment impossible au point qu’ils sont absolument interchangeables. Étymologiquement création vient du creare latin, qui veut dire engendrer, mettre au monde, produire. De son côté conception prend sa source dans le terme conceptio qui a pour sens l’action de contenir, renfermer. Les deux termes renferment la notion de donner forme à quelque chose. Créer par l’acte de mettre au monde et conception en lui donnant un sens. La différence majeure des deux termes viendrait alors de la source. On crée à partir de rien, on conçoit à partir de quelque chose. C’est d’ailleurs cette idée qui est présente dans la première définition de concevoir : Action par laquelle un enfant est conçu quand l’embryon se forme par la rencontre d’un ovule et d’un spermatozoïde, être enceinte. Dans ce sens, le terme conception est le plus légitime mais malgré tout, on ne crée pas à partir de rien. Les idées ont toujours une source, par l’association créative de concepts. On pourrait aussi dire que la création (engendrer) est obligatoirement suivie par la conception (contenir un sens). C’est le serpent qui se mord la queue. La conception fait la création qui fait la conception…

Une différence peut tout de même apparaître car la création porte l’idée de nouveauté, d’innovation. Dans le sens, qui ne vient de nulle part, qui est détaché de tout ce qu’on connaît. Or il s’avère que dans beaucoup de définition du design, l’innovation est au cœur. On peut penser au dix principes du bon design de Dieter Rams, dont le premier est justement l’innovation ou au Design Thinking qui se veut être une méthode de production d’innovation. Le qualificatif socioplastique renvoie aussi au fait que l’objet de design transforme la société en inventant de nouvelles façons d’exister. Cette notion d’innovation est au contraire moins présente dans l’idée de conception qui renvoie à une notion d’agencement d’idées plutôt que de nouveauté. C’est pour cette raison que je me concentre sur l’idée de création.

J’en viens donc à la conclusion de cet essai. L’essence du design, n’est pas une chose inaccessible et peut se définir dans une forme simple :

Le design est une activité de création délibérée. Elle crée des expériences à travers des disciplines techniques dans le cadre d’une idéologie.

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Rémi Garcia

Designer d’expérience un peu rebelle, passionné d’éducation, touche-à-tout, illustrateur et auteur à ses heures perdues. Geek dans la vraie vie.