Produire des objets : anatomie d’un objet design

De quoi le design est-il le nom ? (4/6)

Rémi Garcia
11 min readMay 23, 2022

Le but du design est de produire des objets. Nous sommes tous les jours exposés à des objets qui ont été pensés, imaginés par des designers. Nous les utilisons sans même nous en rendre compte. Sans même prendre conscience que quelqu’un quelque part à conçu cet objet. Mais qu’est-ce qu’un objet du design ? Quelles sont les caractéristiques qui permettent de le définir comme ça ? C’est l’objet de ce chapitre. La première chose à faire est de définir le spectre des objets que l’on peut affilier au design. Puis dans un second temps, se poser la question de la nature des objets du design.

Les métiers du design

Design graphique, design d’intérieur, design de service, design industriel, design d’objet, design numérique, design interactif,…..on dénombre pas moins d’une trentaine de spécialités dans le design. Si certaines peuvent se superposer (design numérique et design interactif ou design industriel et design d’objet), beaucoup sont vues comme des pratiques indépendantes sans aucun lien. J’ai d’ailleurs vécu personnellement l’expérience avec des designers web qui prenaient panique quand on leur demandait de passer sur du design graphique papier et inversement. Comme si le support était un obstacle insurmontable. Pourtant il y a bien plus de points communs entre un webdesign et la confection d’un magazine qu’entre le même webdesign et le design d’intérieur. Que ce soit le webdesigner ou le graphiste print, leur métier peut se résumer à une simple fonction de mise en page. La seule vraie différence se fait dans le format et les contraintes du support. Mais en règle générale, le passage d’une discipline à une autre est plutôt rare. Un designer paysager n’ira pas s’aventurer dans le design graphique et un designer graphique dans le design culinaire ou le design textile.

La division du travail n’est pas nouvelle et est une mode d’organisation présent chez d’autres espèces que l’humain dans la nature. L’abeille et la fourmi, par exemple, sont bien connus pour l’organisation particulière de leur société par la fonction au sein du groupe. On y retrouve une reine, des soldates et des ouvrières mais aussi certaines catégories très spécialisées comme les fourmis coupe-feuilles, les fourmis tisserandes ou les fourmis charpentières. Chez l’humain, les anthropologues considèrent que la première division du travail est sexuelle et est probablement aussi vieille que l’humanité. Même si les sociétés préhistoriques étaient relativement égalitaires quant à la place dans la société, les hommes et les femmes étaient associés à des tâches particulières.

L’archéologie montre aussi, au paléolithique, des traces d’une vraie industrie lithique où des pierres taillées étaient produites en grande quantité laissant présager à une première spécialisation des productions. Cependant c’est avec les premières cités états que les métiers vont voir le jour. Le code d’Hammurabi, table de loi des premiers mésopotamiens, décrit les modalités de rémunération selon les métiers (cordier, travailleur de lin, graveur de sceaux, fondeur de métal,…). Mais c’est au 18e siècle que le terme Division du travail est énoncé la première fois par Bernard de Mandeville avec sa Fable des abeilles, ouvrage qui va inspirer nombre d’économistes comme Adam Smith ou John Maynard Keynes. La division du travail est un des corps fondateurs de l’organisation économique et va se renforcer encore plus avec l’organisation scientifique du travail qui voit dans l’hyper spécialisation un moyen d’augmenter la productivité. Le design naviguant majoritairement dans cet univers, il est assez logique qu’il en subisse aussi les effets.

Pourtant au début du 20e siècle, le designer ne se cantonne pas à la création d’un seul type d’objet. Raymond Loewy, par exemple, est largement pluridisciplinaire. Le paquet de cigarette de Lucky Strike, le distributeur Coca-Cola, le logo Shell, la locomotive Pennsylvania Railroad S1, l’avion présidentiel Air Force One, on peut difficilement faire plus éclectique. C’est n’est qu’avec le temps que le design va exploser en de nombreuses disciplines. Certainement par l’appétence des individus pour une discipline plutôt qu’une autre mais surtout par cette tendance plus générale d’organisation sociale de la société.

Initialement le designer est transdisciplinaire passant de la confection d’une lampe à de la tapisserie en passant par les plans d’un bâtiment ou d’urbanisme. Il se rapproche plus du polymathe de la Renaissance que de l’artisan à ce niveau, capable, à l’instar d’un Léonard de Vinci, d’imaginer tant les plans d’une ville idéale, d’aménager des jardins, de concevoir tours et ponts, inventer (ou réinventer) machines à tisser ou polir les miroirs, peindre ou sculpter des chefs d’oeuvres qui ont traversé les âges.

Si à notre époque, chaque discipline est bien séparée, c’est un non-sens pour les premiers designers qui voyaient dans le design une activité globale capable de passer d’un objet à un autre sans distinction.

Les caractéristiques de l’objet du design.

On peut légitimement se poser la question de la nature de l’objet en design. Quelles sont ses caractéristiques naturelles ? Les disciplines du design vont nous donner un premier axe de réflexion quant à la naturalité des objets du design. D’abord on peut distinguer une catégorie d’objets tangibles. Une tasse, un bâtiment, un stylo, une voiture, la poignée d’une porte,.. Ce sont tous des objets que nous pouvons éprouver physiquement. L’interaction est concrète et directe. Ce sont les objets auxquels on va penser en premier quand on va parler de design. Ce sont les objets du design d’objet, du design industriel. Ceux des théories principales du design. L’objet remplit une fonction, fonction retranscrite par sa forme, forme explicitant son usage. Ces objets sont des outils qui nous permettent d’étendre nos capacités naturelles, d’accomplir ce que nous ne pourrions pas faire en comptant juste sur notre propre corps ou alors au prix de beaucoup d’efforts et certainement de souffrances.

Puis vient une catégorie d’objet dont le support physique n’est qu’un vecteur. La finalité de la fonction ne se trouve pas dans la tangibilité de l’objet mais bien dans ce qu’il transmet. C’est la catégorie du design informationnel dans lequel on retrouve le design graphique, le design de signalétique, le webdesign mais aussi le design scénographique. La fonction n’est pas d’augmenter les capacités humaines mais d’expliquer, de communiquer des idées. On y retrouve à la fois le flyer qui indique la date, le lieu et l’esprit d’un évènement mais aussi un mode d’emploi pour monter un meuble en kit. Les objets informationnels ne jouent pas sur la manipulation du corps mais sur celle de l’esprit, des idées et des émotions. Un scénographe,par exemple, n’exprime pas une idée concrète comme le ferait une brochure mais bien une ambiance émotionnelle qui complémente une situation.

Enfin on trouve une catégorie d’objets conceptuels. Ici, nous sommes dans le monde du design de système, de design d’organisation, du design de service. Ce sont des objets qui ont une fonction d’organisation sociale, de définition de modes opératoires. Le designer manipule des idées, les agence dans un ordre spécifique pour obtenir un certain résultat. On peut penser à l’organisation hiérarchique d’une entreprise, par exemple, dans laquelle la chaîne de commandement peut se faire de façon très verticale avec une direction qui donne un cap et des objectifs à atteindre, une strate de management qui va être en charge de définir la stratégie et de piloter sa bonne exécution et enfin une strate de production ou bien très horizontale où chaque collaborateur possède un pouvoir de décision et d’orientation de l’entreprise. Pour chacun de ces concepts, il y a diverses approches possibles que les designers vont structurer, l’organisation verticale peut être mise en place autour d’un management par la terreur et coercitif, comme l’esclavage, ou basé sur des notions de récompenses pour stimuler l’engagement. L’organisation peut être comme chez l’éditeur de jeux vidéos Valve, complètement ouverte avec des pôles qui mettent en place naturellement autour de projet ayant plus ou moins de succès ou bien démocratique avec un choix de l’orientation par le vote. Ce sont ces modalités que conçoit le designer.

Il existe une catégorie d’objets à l’intersection des deux catégories précédentes. Je pense notamment au paysagisme ou à l’urbanisme qui met en place conjointement objets communicationnels et objets conceptuels. Mais cette catégorie pourrait tout autant se ranger dans la catégorie conceptuelle.

L’objet du design est donc multiple et ne peut se définir par sa forme propre. À la fois tangible et conceptuel, le designer manipule formes, informations et idées indifféremment. Mais si ce n’est pas la nature même d’un objet qui le lie au design qu’est-ce donc ?

Dans son Court traité du design, Stéphane Vial propose une définition de l’objet de design. Comme il l’exprime beaucoup de produits sont conçus sans aucune démarche de design : “Tandis que le design est né dès l’instant où il a assumé l’industrie, l’industrie n’assume pas toujours le design. Preuve que le design ne se confond pas avec la production industrielle. Il est plutôt une sorte de supplément à l’industrie, qui n’apparaît que dans certaines conditions déterminées”. Il détermine alors trois caractéristiques qui permettent de désigner un objet de design. Il doit être ontophanique, callimorphique et socioplastique. Si ces adjectifs peuvent sembler complexes, il évoque en fait des idées assez simples.

Par ontophanique, Stéphane Vial exprime l’idée que l’objet design modifie le régime qualitatif de l’expérience d’exister, d’être par elle-même. C’est-à-dire augmenter l’expérience vécue. Cette idée que l’objet de design n’est qu’un vecteur d’augmentation de l’expérience n’est pas nouvelle. C’est même tout le concept derrière le design d’expérience utilisateur développé par Donald Norman. L’objet n’apporte quelque chose que parce qu’il fait vivre une expérience lors de sa manipulation. Ce qui compte n’est pas l’objet en lui-même mais l’action de vie qu’il apporte quand on s’en sert. Ainsi un objet de design méliore cette expérience.

Dans la notion de callimorphique, c’est le concept que l’objet design possède une beauté formelle tant dans sa forme que dans sa fonction. Il crée du beau et du bien. Son aspect est beau car ses caractéristiques esthétiques correspondent à un idéal de beauté et il est bien car son usage est simple, compréhensible et répond à ce qu’on attend de lui en termes de résultat. C’est une notion qui se résume dans la maxime bien connue des designers : utile, utilisable et désirable.

Enfin la notion socioplastique renvoie à l’idée que l’objet de design transforme la société en inventant de nouvelles façons d’exister. En proposant un nouvel usage, il modifie notre manière d’agir et d’interagir avec le monde et donc change les structures du système comme a pu le faire la voiture qui a changé les modes de déplacements, transformer les villes (en excentrant par exemple les zones commerciales ou les lieux d’habitation du lieu de travail) ou internet et le smartphone en proposant une dématérialisation de l’information, en ouvrant un nouveau paradigme dans les modes communications et la centralisation de multiples services dans un seul objet.

Ces caractéristiques peuvent sembler un peu extrêmes car qui pourrait voir dans une affiche une amélioration de l’expérience ou une transformation sociale ? Pourtant c’est le cas, dans un certain sens. L’affiche par son graphisme va exprimer une esthétique et une fonction qui vont à leur tour entrer en résonance avec les critères d’appréciations culturels d’un individu qui va ressentir alors une émotion et/ou intégrer une information (ce qui est la définition brute de l’expérience). Cette expérience va alors renforcer ou l’inciter à un comportement sociétal qui, parce qu’il est, transforme même de façon microscopique la société.

Le design c’est produire des expériences à travers une technique.

Bien que le design se construise à travers de nombreux de métiers et de supports, ces derniers ne sont qu’un terrain d’expression pour le designer. Comme nous l’avons vu, le design ne se définit pas par l’objet qu’il produit mais bien par les caractéristiques interactives de cet objet avec ceux qui l’utilisent. L’objectif du design n’est pas fondamentalement de produire des objets physiques ou non mais bien des expériences supposées transformatives par l’interaction. Rien de nouveau, là dedans. Donald Norman utilise le terme depuis les années 1990. Suggérant la notion que l’objet en lui n’est pas la finalité mais bien ce que l’on va vivre grâce à cet objet. L’objectif d’une personne n’est pas d’utiliser une perceuse mais de faire un trou dans un mur pour une raison ou une autre. Quand un architecte conçoit un bâtiment, ce n’est pas le lieu, ses caractéristiques techniques, en lui-même qui compte mais bien la façon dont nous allons vivre dedans. Si on peut se déplacer facilement dedans, si l’insonorisation est bonne, si les températures sont agréables, la luminosité suffisante, les espaces suffisamment volumineux pour ne pas se sentir enfermé,… Si on se sent chez soi.

Pourtant une erreur courante est de croire que la simple interaction fait l’expérience. C’est ici, lié à cette vision mécanique du design considérant que l’humain est une machine, certes sensible, mais machine tout de même. Cette part du design, le design d’expérience utilisateur, n’est d’ailleurs fondamentalement qu’une évolution de l’ergonomie avec un biais sociologique très ancré dans la philosophie du design thinking. Il est profondément fonctionnaliste même si il veut se donner des airs plus émotionnels. Car tout le sujet est là. L’émotion. C’est le cœur de l’expérience.

L’expérience est l’essence de qui nous sommes et de ce que nous faisons. Et c’est par l’émotion qu’elle se construit. Étant une notion importante, je vais me permettre une petite explication de définition de l’expérience et de son fonctionnement. Si on l’observe d’un point de vue primaire, l’expérience est une mécanique biologique permettant d’assurer la survie. Face à une situation, nos sens captent un certain nombre d’informations qui vont être traitées par notre cerveau. Cette situation est alors évaluée comme positive, c’est-à-dire qui assure les fonctions vitales ou procure un bien être, ou négative, qui est un danger pour notre intégrité physique ou un potentiel danger. Cette évaluation devient alors une référence pour notre cerveau qui, quand il sera confronté à cette situation une autre fois cherchera alors à la revivre ou à l’éviter. Elle induit alors une réaction comportementale. Le cerveau va alors créer une séquence de cause à effet, partant de la stimulation, la valorisation de la situation pour finir par la réaction comportementale, à qui il va alors associer aussi une valeur. Cette séquence est une sorte d’histoire que va stocker notre cerveau. Ces histoires ne sont pas nécessairement figées dans le temps. Si le résultat de l’évaluation change alors le référentiel évoluera et si il est identique, il va se renforcer. C’est une représentation assez basique mais suffisante pour comprendre le principe de base.

Chez l’humain, ce mécanisme se complexifie quelque peu par nos capacités liées au symbolisme. En effet, plus loin que la simple notion de positivité et de négativité, nous pouvons mélanger les deux dans une infinité de variations. Par exemple, quand une personne regarde un film d’horreur, elle enclenche les mécanismes de peur de notre cerveau mais cette peur est alors une valeur positive car on s’y expose intentionnellement pour générer un certain plaisir. La positivité et la négativité sont alors associées à une valeur symbolique, sous la forme d’idéologie, de souvenirs, d’apprentissages, qui résonne en nous. C’est l’accumulation de ces valeurs, cette accumulation d’expériences qui vont former notre expérience. Cette expérience, qui est unique en nous car ce que nous vivons est unique, va guider nos choix, nos comportements, nos croyances,….

Fondamentalement on peut résumer l’expérience à une fonction d’apprentissage cognitif par l’interaction qui va s’auto-altérer ou s’auto-renforcer pour générer notre personnalité. Plus loin que la simple notion de répondre à un besoin, c’est bien pour exprimer notre personnalité (et assurer sa persistance dans le temps) que nous faisons les choses et utilisons des objets. Quand un designer doit concevoir un objet, c’est en fait tout un univers mental à vivre qu’il conçoit. Un univers mental subjectif qui va rencontrer et peut-être transformer une personnalité. Cette fonction expérientielle est si centrale, voire fondamentale, dans notre cerveau qu’il ne peut s’en passer. Le cerveau est une machine à apprendre et à vivre des expériences.

Cependant pour être vécue cette expérience a besoin d’un support avec lequel interagir. Et c’est là que le designer et toutes ses spécialités entrent en jeu. Son rôle est donc de créer ces supports qui vont permettre l’expérience à travers des histoires, des séquences d’actions. Pour créer ces supports, il doit utiliser des matériaux physiques ou conceptuels qu’il va formaliser via un savoir-faire spécifique. C’est pour cette raison que le design est initialement lié à l’artisanat, car il lui permet de transformer un matériau en un objet expérientiel, avant de s’associer à des modes de formalisation plus intellectuelles. Ainsi le design s’associe à une technique.

Encore une fois nous allons pouvoir préciser notre définition. En ce sens, le design devient donc une activité dont l’objectif est de produire des expériences à travers une discipline technique dans le cadre d’une idéologie.

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Rémi Garcia

Designer d’expérience un peu rebelle, passionné d’éducation, touche-à-tout, illustrateur et auteur à ses heures perdues. Geek dans la vraie vie.